[Dissent-fr-info] Soutien au « camarade ninja » et autres considérations

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Fri Nov 12 00:27:18 UTC 2010


Soutien au « camarade ninja » et autres considérations

Tout commence par une situation de manif tristement banale, le 16 octobre
2010 à Paris, qui aurait pu n’être qu’anecdotique et vite oubliée : celle
d’un « bon citoyen » s’improvisant défenseur de la vitrine d’un institut
bancaire, et ceinturant un manifestant en train d’y exprimer sa colère ;
d’autres manifestant-e-s accourent pour le libérer, pendant que les
flashs, se ruant comme des mouches sur la scène au premier son de verre
brisé, sont vivement repoussés. C’est arrivé cent fois, hélas, et ça ne
semble pas prêt de s’arrêter.

Si nous en parlons, c’est qu’à partir de quelques images confuses
largement diffusées, tout le monde ou presque a su se faire mousser : les
médias en ont fait du sensationnel dans l’instant, permettant à quelques
centaines d’internautes d’étaler à longueur de commentaires leur très
fertile imagination, suivis de près par les directions syndicales, voyant
là un bon filon pour isoler les formes les plus déterminées de la
contestation, jusqu’à la police - cerise sur le gâteau - qui aurait eu
tort de ne pas profiter de la situation pour redorer son blason !

Quid des manifestants pris à partie dans cette histoire ? L’un deux, après
s’être fait traîner dans la boue par toutes les parties précitées - «
casseur » pour les uns, « flic infiltré » pour les autres - est
aujourd’hui en prison ! Comment en est-on arrivé là ? C’est précisément
cette situation absurde qui impose, nous semble-t-il, quelques rappels et
clarifications.

FANTASMES, MANIPULATION...

la formule n’est pas nouvelle ; chaque fois ou presque que la tension
monte d’un cran, que les défilés débordent, qu’un conflit social se
matérialise dans l’affrontement avec la police et l’attaque d’emblèmes du
pouvoir et du capitalisme (banques, panneaux de pub, supermarchés,
préfectures, commissariats... les cibles ne manquent pas !), on entend la
même rengaine : ces actions « décrédibiliseraient » le mouvement,
n’auraient rien à voir avec les manifestations, seraient l’œuvre de «
casseurs », « infiltrés » dans nos rangs, voire de flics en civils
poussant aux débordements !

Ces affirmations ont beau être absurdes, elle ne sont pas dues au hasard.
Elles sont le fruit d’un discours élaboré sciemment, d’une propagande
mensongère dans laquelle se rejoignent en pratique ceux qui s’opposent
symboliquement : directions syndicales et gouvernements. Si les centrales
syndicales prétendent représenter la contestation, elles cherchent surtout
à lui dicter rythme et ton, n’ayant de cesse de modérer la colère des
premier-e-s concerné-e-s, dans une logique de pouvoir et
d’auto-préservation (assurer sa respectabilité, pour être invitées de
choix à la table des négociations). L’histoire des combats ouvriers le
montre tristement, à qui veut bien s’y intéresser.

Il n’est pourtant pas besoin de remonter très loin pour vérifier combien
les victoires (comme le retrait du CPE en 2006) sont systématiquement le
fruit d’une articulation entre mobilisations d’ampleur et généralisation
des actes de désobéissance et de confrontation (blocages, séquestrations
de patrons, sabotages, défense et offensives contre la police, casse,
etc.). S’il ne s’agit pas de nier l’importance des grandes manifestations,
force est de constater qu’elles n’ont, seules, rien donné jusqu’à présent,
car c’est justement la perspective du dépassement des mots d’ordres
syndicaux, la grève illimitée et le blocage de l’économie, l’insoumission
généralisée et la jonction avec la colère couvant dans les cités dont
l’État a explicitement peur !

Dès lors, pour brider la colère des participant-e-s et assurer l’ordre
dans les rangs, rien de tel qu’un épouvantail : le « casseur », défini par
contraste avec le « manifestant ». Le premier serait un barbare
opportuniste s’immisçant dans un mouvement qui n’est pas le sien, le
second un citoyen respectable exprimant son indignation démocratiquement.
L’enjeu est clair : marteler par tous les moyens cette distinction
imaginaire, diviser pour mieux régner, quand bien même la réalité ne cesse
de mettre le mythe en défaite, des ouvrier-e-s de Continental saccageant
la sous-préfecture de Compiègne aux syndicalistes de Charleville
caillassant flics et locaux de l’UMP, en passant par quantité de lycéens,
lycéennes et déscolarisé-e-s qui, sortant dans la rue pour manifester,
refusent de se laisser disperser et répondent aux agressions des
policiers.

... ET INFILTRATION !

il est clair que le mouvement actuel dépasse le seul cadre des retraites,
et que pour bien des gens, cette réforme constitue la goutte d’eau les
poussant à (ré)agir ; pour les sans-papiers, Rroms, jeunes issus des
quartiers populaires, et quantité d’autres exploité-e-s... cela ne
constitue qu’une attaque supplémentaire, qu’un pas de plus dans
l’inacceptable. De là, part une colère singulière, à laquelle vient
s’ajouter le ras-le-bol de tou-te-s celles et ceux qui, épuisé-e-s par la
cécité et la surdité du gouvernement, sentent qu’il est nécessaire de
déborder les cadres usés de la contestation (en)cadrée.

Or, si les flics en civil ont toujours été de tous les cortèges, il est
évident que le contexte a bien des raisons de les mobiliser. C’est que ça
pète un peu par ci, par là, de tous les bouts ; contrairement à ce que
nous assène la propagande, les fameux « casseurs » sont partout : jeunes
ou vieux, profs comme élèves, travailleurs et travailleuses syndiqué-e-s
ou non, chômeurs/chômeuses ou salarié-e-s... les « populations à risque »
ne cessent de se multiplier. Mais quand le spectre de cette « délinquance
», agité quotidiennement au JT, ne suffit plus à l’endiguer, il faut du
chiffre et des peines de prison pour dissuader.

Alors il en faut beaucoup, des flics, pour suivre pas à pas tout ce monde
là ; à commencer par les plus déterminé-e-s, les plus énervé-e-s, mais
aussi par les plus stigmatisé-e-s ; outre les « jeunes de banlieues », les
dits « anarcho-autonomes » constituent un élément de choix, désignés comme
« ennemis intérieurs » au terme de procédures antiterroristes bidons.
Prendre en photo, observer, écouter, cartographier des vies, des
affinités... mais aussi sortir un brassard (ou pas) au moment opportun,
pour ramasser les copines, les copains, et les gens qui traînaient par là
à ce moment là... voilà le sale boulot des flics infiltrés. Réprimer la
révolte, à défaut de pouvoir la tuer dans l’œuf, et non pas... la
provoquer ! Il suffit d’avoir participé à quelques situations émeutières
pour réaliser combien les flics peuvent être vite débordés et peiner pour
regagner le terrain !

En conséquence, savoir que les manifs grouillent de flics est une chose,
et il est normal d’être méfiant-e - qu’ils se déguisent avec des
autocollants CGT ou même CNT n’a par ailleurs rien de nouveau, n’en
déplaise à Bernard Thibaut -, mais il importe, aussi, de faire preuve d’un
brin de discernement. Car quand ceux et celles qui agissent de manière
plus directe en manif sont accusé-e-s d’être des flics déguisé-e-s en
manifestant-e-s, c’est le pouvoir qui est content (au delà des
indignations des dirigeants et policiers, qui ne peuvent se permettre de
laisser penser que la police ment, ceux-ci savent aussi en profiter) !
Mettre dos à dos flics et « casseurs », outre que cela est infamant, c’est
contribuer directement à la propagande pacificatrice menée parallèlement
par les directions syndicales et le gouvernement, c’est neutraliser ces
autres possibilités d’action, qui seront dès lors accueillies avec
suspicion, et c’est isoler ceux et celles qui se font prendre (puisque ça,
les flics le font !), en substituant le doute à la solidarité. En bref,
c’est faire le jeu du pouvoir, qu’on le veuille ou non !

DE « NINJAS » ET DE « VIEUX CONS »

Ceci étant dit, revenons à notre « situation de manif tristement banale,
le 16 octobre 2010 à Paris ». Ni anecdotique, ni vite oubliée, hélas,
puisque quantité de spécialistes auto-proclamés se sont depuis succédé,
pour prouver qu’un manifestant en particulier - le « camarade ninja » -
(ainsi que nous choisirons de l’appeler) n’était autre qu’un flic. Quant à
nous, nous ne tenterons pas de « prouver » le contraire : rien ne semble
pouvoir faire taire les conspirationnistes les plus averti-e-s, et il
n’est pas de notre souhait de faciliter le travail des policiers, en
versant quelque élément au dossier. Nous nous contenterons donc de
rappeler des faits, et de dire ce que notre subjectivité d’individus
engagés dans des luttes, ici et ailleurs, depuis des années, a vu dans la
fameuse séquence de l’agence Reuters, si regardée, si commentée.

Retour au 16, donc, à la dispersion de la manif syndicale : autour d’une
banderole « contre l’exploitation, bloquons l’économie », un millier de
personnes part en manifestation sauvage de Nation, malgré l’intervention
du service d’ordre de la CGT (tristement connu pour ses exactions, et
notamment le tabassage de sans-papiers) qui tente de limiter le débrayage
(on peut certainement dire de ce SO qu’il fait objectivement le travail
des flics, mais nous nous garderons bien de parler d’infiltration !).
Plusieurs centaines de personnes réussissent néanmoins à passer, et
accélèrent en direction de Bastille, au rythme de divers slogans. Les
flics croisés sont tenus en respect par des jets de pétards, alors que
tags et pochoirs revendicatifs fleurissent sur les murs des banques et de
la préfecture de police situés sur le chemin. Ça court, ça crie, ça vit.

Évidemment, pas mal de journalistes avec force flashs et caméras sentent
qu’il peut y avoir de l’action, et se tiennent à l’affût des premières
poubelles renversées. La vidéo dont il est ici question commence à hauteur
d’une banque, quand un « homme à capuche » entreprend d’en briser la vitre
avec un poteau. Un monsieur, la cinquantaine, que nous appellerons « vieux
con » par simplicité, est assis en terrasse non loin de là, et sirote une
boisson en famille, revenant de la manifestation. Non content d’avoir pu
manifester plusieurs heures à sa manière sans que personne ne vienne
l’emmerder, cette seconde manifestation semble éveiller en lui une âme
policière, puisqu’il se dirige vers l’« homme à capuche » en lui criant «
arrête, pauvre con ! », avant de le ceinturer.

« Camarade ninja » fait alors irruption, masqué et équipé de ce qui semble
être un bâton. Il repousse « vieux con » d’un habile coup de pied sauté,
puis se lance en direction des objectifs occupés à capturer la scène, aux
cris de « cassez-vous ». Les journalistes reviennent aussitôt, mais
repartent sous la menace du bâton. Pendant ce temps, d’autres gens sont
occupés, en arrière plan, à faire lâcher prise à « vieux con », qui semble
ne pas vouloir laisser l’« homme à capuche » tranquille. Coupure. La suite
de la vidéo montre la grande fiesta policière à Bastille, après qu’une
quarantaine de personnes aient été interpellées par une troupe de flics en
civil, ayant soudain sorti brassards et matraques de sous leurs habits.

C’est tout. Ce que nous avons vu, nous, c’est un manifestant venir en aide
à un autre, alors aux prises avec un citoyen-justicier, puis dissuader
activement les journalistes présents d’enregistrer des images dont on sait
qu’elles facilitent le travail policier, en vue d’interpellations puis
d’inculpations après ce type d’action. On pourra certes juger que le coup
de pied dans le dos était de trop, bien que ce ne soit notre intention de
distribuer les bons et mauvais points, et que la « victime » ait ensuite
précisé dans les médias qu’elle avait été à peine bousculée, et que
personne n’avait cherché à lui faire mal (là où e bât blesse, c’est que «
vieux con » semble y voir un argument supplémentaire en faveur de la thèse
des policiers infiltrés ; on réalise combien le monde est à l’envers pour
certains, quand la qualité de manifestant-e-s est mise en doute du fait
qu’un passant, même chiant, n’ait pas été tabassé par ces dernier-e-s,
alors que les flics, eux, offrent des fleurs, comme chacun-e sait !).

Quoi qu’il en soit, à partir de ces quelques images seulement, les esprits
se sont échauffés : le coup de pied sauté devient la preuve d’un flic «
venant en secours à un collègue occupé à casser » ; le bâton tenu comme
une batte de baseball devient « matraque policière » ; l’efficacité du «
camarade ninja » une preuve de son professionnalisme et de son
appartenance au corps de métier incriminé ; l’intimidation des
journalistes mitraillant les protagonistes (dont certains ne semblent pas
masqués) devient « opération de maintien de l’ordre » ou « sécurisation du
périmètre » ; enfin, les journalistes deviennent des manifestant-e-s, que
le « camarade ninja » aurait tenté de repousser, en bon flic infiltré
(seul contre tous !). Évidemment, l’intervention brutale des vrais flics
en civil en fin de manifestation n’arrange rien au cafouillage...

On en serait bien resté là. À quelques théories complotistes sur Internet,
qui ne datent pas d’hier. Mais l’ampleur du « débat » autour de l’identité
et des mobiles du « camarade ninja » jusque sur Indymedia nous a
contrarié-e-s. Plus encore quand journaux et syndicats en ont fait leurs
choux gras. La police accusée de faire ce contre quoi elle s’escrime, ça
n’allait pas passer... et ce n’est pas passé ! Une semaine plus tard, les
flics arrêtaient un camarade lors de la perquisition en grande pompe d’un
squat politique du XXe arrondissement. De quoi présenter un trophée
(estampillé « anarcho-autonome », qui plus est !) lavant la police de tout
soupçon, et décrédibilisant du même coup la parole contestataire contre
cette même police, dès lors qu’elle s’élève contre les violences bien
réelles que la police commet tous les jours, depuis toujours, puisque
telle est sa fonction. Beau cadeau fait à la flicaille que celui de
l’absolution !

Alors, serait-ce les « casseurs » qui décrédibilisent le mouvement ? Ses «
représentants » ne se décrédibiliseraient-ils pas seuls ? Évidemment, il
ne nous appartient pas de dire si la personne arrêtée et « camarade ninja
» ne font qu’un, et à vrai dire, cela n’importe pas. Ce qui importe, selon
nous, c’est que le buzz spectaculaire et l’alimentation de rumeurs et
fantasmes sans éléments tangibles n’a eu à priori que des conséquences
désastreuses... dont l’incarcération de quelqu’un !

ET MAINTENANT ?

ce texte vise notamment à inciter toutes les personnes hostiles à la
répression, mais qui ont néanmoins accrédité ou cru la thèse de «
flics-casseurs » à se reposer la question sur les conséquences, à court et
moyen terme, de cette affaire.

Au delà du fait qu’un camarade ait été jeté en prison, l’enjeu, pour le
mouvement actuel comme pour tous les mouvements à venir, est de ne pas
céder à la paranoïa, à la culture de la rumeur et aux théories du complot,
sauf à vouloir participer de la criminalisation et de l’exclusion des
formes les plus vives et nécessaires de la contestation.

En outre, le slogan aberrant « flic-casseur », tel qu’on l’a vu scandé
dans de très récentes manifestations, est à même d’encourager des
comportements pour le moins effrayants. S’il est désormais considéré que «
casser » en manif relève du comportement policier, alors les flics n’ont
plus qu’à se frotter les mains, puisque leur seront livré-e-s les
émeutier-e-s par des manifestant-e-s persuadé-e-s de renvoyer à leurs
collègues des infiltré-e-s, faisant très ironiquement le travail de la
police qu’ils entendent ainsi dénoncer et chasser !

À bon entendeur.

Contre l’État, les flics et les patrons, ne lâchons rien !

le 9 novembre 2010, des révolté-e-s d’ici et d’ailleurs
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